TOURNER, verbe
Étymol. et Hist. A. Exprime une notion de mouvement approprié pour mettre, présenter, diriger... d'une certaine façon
1. a) 2
emoit.
xes. pronom. « se diriger vers » (
St Léger, éd. J. Linskill, 206: Cil Landeberz, qual horaˑl vid
Torne s'als altres, si lor dist);
b) xes. trans. (
Passion, éd. D'Arco Silvio Avalle, 293: Envers Jesúm sos olz
torned);
c) ca 1050 (
Alexis, éd. Chr. Storey, 344: Tut sul
s'en est Eufemien
turnét, vint a sun filz);
d) ca 1100 spéc. (
Roland, éd. J. Bédier, 2445: De cels d'Espaigne unt lur les dos
turnez);
e) ca 1165 (
Benoît de Ste-
Maure,
Troie, éd. L. Constans, 12249: l'espee li
torna el poing);
f) 1160-74 (
Wace,
Rou, éd. A. J. Holden, 2758: li venz
turna);
g) 1176-81 (
Chrétien de Troyes,
Chevalier Lyon, éd. M. Roques, 178: et
tornai mon chemin a destre; 4912: car me dites voire novele se vos savez ou il
torna Et s'il en nul leu sejorna);
h) ca 1200 (
Escoufle, 292 ds T.-L.: cil roncin henissent, Dont ces rües erent si plaines C'on n'i pöoit
torner a paines);
i) ca 1200 (
1reContinuation de Perceval, éd. W. Roach, t. 1, p. 388: [le cygne] qui cria et braist et feri Tant fors ses eles en la mer Si que il en a fait
torner Le chalant);
j) déb.
xiiies. (
Raoul de Houdenc,
Vengeance Raguidel, 93 ds T.-L.: Oncques la nuit ne reposa, Sor coste se
torne et a dens);
k) 1530 (
Palsgr., p. 764: il
a tourné toute la maison cen dessus dessoulz);
2. domaine mental « diriger ses pensées, son esprit, sa volonté (vers quelque chose, à faire quelque chose) »
a) ca 1050 (
Alexis, 156:
turnent el consirrer [
cf. éd.: elles se résignent]);
b) ca 1100 (
Roland, 307: Sur mei avez
turnet fals jugement);
c) ca 1145 (
Wace,
Conception N. D., éd. W. R. Ashford, 93: Tot erent al neier
torné [
cf. Keller, p. 70: s'attendre à qqc.]);
d) ca 1165 (
Benoît de Ste-
Maure,
op. cit., 15030: A ço
tornent tuit si penser);
e) fin
xiie-déb.
xiiies. (
Dialogus anime conquerentis ds
Romania t. 5, p. 277: ou que je me
torne, li fais de mé mas me porsevent);
f) av. 1250 (
Guillaume le Clerc,
Tobie, 96 ds T.-L.: Qui chuida sor son seignor
torner tot le blasme de son trespas);
g) 1340 (
Guillaume de Machaut,
Dit dou Vergier, éd. E. Hœpffner, 1255: Et j'aussi sui a ce
tournez Que nulle riens ne me destourne; 1261: qui fait mon cuer mettre et
tourner a li servir);
h) ca 1590 (
Montaigne,
Essais, II, 6, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, p. 380: Si quelcun s'enyvre de sa science [...] qu'il
tourne les yeux au dessus vers les siecles passez);
3. notion de mouvement de rotation autour d'un axe
a) ca 1155 (
Wace,
Brut, éd. I. Arnold, 3883: Fortune ad sa roe
tornee E Rome rest esviguree);
b) α) 1216 intrans. (
Guillaume le Clerc,
Fergus, 89, 37 ds T.-L.: Capon
tornoient a un feu);
β) ca 1245 trans. (
Philippe Mousket,
Chron., 19921,
ibid.: Si prist a
torner les capons);
c) 1377 (
Oresme,
Ciel et Monde, éd. A. D. Menut et A. J. Denomy, p. 450: Et pour ce il samble que le soleil
tourne);
d) 1585 (N.
Du Fail,
Contes d'Eutrapel, éd. J. Assézat, t. 2, p. 319: Dieu, le seul moteur, et qui fait
tourner et subsister ceste machine ronde);
4. loc. 1606
la teste me tourne (
Nicot),
cf. ca 1100,
Roland, 2011: Oliver sent que la mort mult l'angoisset. Ansdous les oilz en la teste li
turnent;
5. a) 1907 cin. « tourner la manivelle (en parlant de l'opérateur) » (
Méliès,
V. Cin., A.G.I.P., p. 365 ds
Giraud, p. 285: il est nécessaire de «
tourner » plus vite, pour éviter les traînées et le flou),
cf. Giraud: ,,Quand la manivelle fit place à un dispositif automatique le verbe garda une valeur de symbole``;
b) 1909 « jouer devant l'appareil (en parlant des acteurs) » (Y.
Arnold,
Ciné-J., 18 févr.-4 mars, 7/2,
ibid.);
c) 1917 (
Colette,
Le Film, 6 oct., 15/2,
ibid., p. 286: l'auteur du scénario qu'on est en train de «
tourner »).
B. Notion de changement, d'évolution
1. domaine mental « changer, se transformer (en...) »
a) ca 1050 (
Alexis, 145: sa grant honur a grant dol ad
turnede);
b) ca 1145
torner a enui (à qqn) + sub. complét. « faire à quelqu'un mal au cœur que... » (
Wace,
Conception N. D., 448 [v.
Keller pour les nombreux empl. en constr. impers. chez Wace]);
c) 1200-20 en partic. « se convertir » (
Pseudo-Turpin, I, 2, 30 ds T.-L.: Li Sarrazin, qui se voldrent
torner a la loi crestïene fist baptizier);
d) ca 1220 (
Gautier de Coinci,
Mir., éd. V.-F. Koenig, II
Dout 34, 1392:
tornons luxure les talons);
e) ca 1220 (
Id.,
ibid., I
Mir 42, 612: [luxure] l'ame
tourne et enaigrist);
f) 1229 (
Gerbert de Montreuil,
Roman de la Violette, éd. D. L. Buffum, 1454: car autrement
tornast li vers [« la situation »,
cf. gloss.] Se vous ne m'eüssiez aidié);
g) 1369 (
Guillaume de Machaut,
Prise d'Alexandrie, éd. Mas Latrie, p. 229: chose qui
tournast contre mon honur);
h) α) fin
xives. « influencer quelqu'un » (
Froissart,
Chron., éd. A. Mirot, t. 14, p. 40: il
tournoit le roy là où il vouloit, et luy faisoit entendre et encliner là où il luy plaisoit);
β) 1656 (
Pascal,
Provinciales, V, éd. Lafuma, p. 390: un seul docteur peut
tourner les consciences et les bouleverser à son gré);
γ) 1662 (
Molière,
École des femmes, III, 3: Ainsi que je voudrais je
tournerai cette âme);
i) 1548
tourner sa robe (N.
Du Fail,
Baliverneries, éd. G. Milin, p. 5);
j) 1588 (
Montaigne,
Essais, III, 1, p. 795: le dos
tourné à l'ambition);
k) 1588
tourner le feuillet « oublier » (
Id.,
ibid., I, 38, p. 234);
l) 1665 (
Molière,
Dom Juan, I, 2: vous
tournez les choses d'une manière Qu'il semble que vous avez raison);
m) 1675 (M
mede Sévigné,
Corresp., éd. R. Duchêne, t. 1, p. 734: de quelle hauteur (var.: de quelle manière) se
tournera cette amitié);
n) 1675 (
Id.,
ibid., t. 2, p. 92: on craint tout de bon que son esprit ne se
tourne);
2. indique un changement d'état, d'aspect
a) ca 1165
torner a porreture (en parlant d'un cadavre) (
Benoît de Ste-
Maure,
op. cit., 22397);
b) ca 1393 (
Ménagier de Paris, éd. G. E. Brereton et J. M. Ferrier, p. 191: lait garder de
tourner);
c) ca 1580 (B.
Palissy,
Discours admirable, éd. A. France, p. 351: il y a quelque espece de matiere rouge qui fait
tourner l'azur en couleur purpurée);
d) 1600 (
Ol. de Serres, p. 222 ds
Gdf. Compl.: les excessives chaleurs et les grands bruits font souvent
tourner les vins);
3. en partic. 1165 « traduire » (
Benoît de Ste-
Maure,
op. cit., p. 121: De greu le [livre]
torna en latin);
4. notion d'apprêter, arranger
a) α) ca 1220 (
Gautier de Coinci,
op. cit., I
Mir 31, 135: La lettre [du livre] estoit si fremians, Si bien
tornee et si rians Qu'il sambloit que Diex l'eüst faite);
β) ca 1240 (
Mort Aymeri de Narbonne, 160 ds T.-L.: Longues [ot] les jambes, et les piez bien
tornez);
γ) fin
xives. (
Froissart,
op. cit., éd. G. Raynaud, t. 10, p. 115: et [il] estoit de membres li mieux
tournés);
b) av. 1563
tourner des vers (
La Boétie,
Œuvres compl., éd. L. Feugère, p. 481);
c) 1767 cuis. « apprêter un fruit » (
Dict. portatif de cuis., d'office et de distillation, p. XV);
5. en partic. techn.
a) ca 1260
torner a tour « façonner au tour » (
Étienne Boileau,
Livre des métiers, éd. G. B. Depping, p. 82);
b) 1395-96 (
Compt., exp. comm. dom., A. Hôpital général Orléans ds
Gdf. Compl.: vaisselle d'étain
torné).
C. Loc.
1. a) ca 1170
a mal li tort « qu'il lui arrive malheur (pour cela) » (
Chrétien de Troyes,
Erec, éd. M. Roques, 1226);
b) 1498-1515 (
Gringore,
Œuvres, éd. Ch. d'Héricault et A. de Montaiglon, t. 2, p. 7: Que je face chose qui
tourne à préjudice A aultruy);
c) 1579
tourner au profit de qqn (
Larivey,
Laquais, I, 3 ds
Œuvres, éd. Viollet-le-Duc, t. 5, p. 22);
2. a) 1160-74 (
Wace,
Rou, 15:
Tornez fust en oubliance se ne fust);
b) 1606
tourner tout en jeu (
Bertaut,
Recueil, p. 141);
c) 1607
tourner en risée (D'
Urfé,
L'Astrée, t. 1, p. 382);
d) 1627
tourner (qqc.) en bien (Ch.
Sorel,
Berger extravagant, p. 306);
e) 1694 (en parlant des affaires)
tourner bien, tourner mal (
Ac.);
f) 1694
tourner tout en bien, en mal (
ibid.);
3. 1676
tourner autour du pot (I.
de Benserade,
Métamorphoses d'Ovide, p. 51). Du lat.
tornare « façonner au tour » (dér. de
tornus « trépan, tour »), empl. au fig. par Horace:
male tornatos incudi reddere versus « remettre sur l'enclume les vers mal tournés » (v.
OLD); l'ext. des sens s'est réalisée en rom. au détriment de
torquere « tordre, tourner » (v.
tordre) et
vertere « tourner, faire tourner » (v.
vers1,
vers2,
verser), v.
Ern.-
Meillet.